Durant cinquante ans, de Neuilly à Saint-Martin, les élus de Levallois ont fait les 400 coups avec “leur” Johnny. Quand Patrick Balkany a été cueilli au petit matin par l’annonce de la mort de Johnny Hallyday, ce mercredi 6 décembre, le sulfureux maire de Levallois n’a pu s’empêcher de glisser à son épouse, Isabelle : “Chaque fois que je l’ai vu, il m’a fait coucher tard. C’est la première fois qu’il me fait lever tôt.” Entre Patrick et Johnny, c’est une histoire qui dépasse l’amitié, née il y a plus de cinquante ans. En 1963, précisément. Le premier a alors 15 ans, le second tout juste 20 ans. Présenté par un ami commun, Jean-Pierre Pierre-Bloch, secrétaire de la future idole des jeunes qui deviendra plus tard député, ils partagent leur premier verre dans un lieu mythique du rock à Paris : la discothèque du Golf-Drouot. Ils font la fête ensemble, partent en vacances ensemble, vont aux concerts ensemble. C’est le temps des yéyés. Durant les premières tournées de Johnny, les deux compères demeurent inséparables. Dans les bons comme dans les mauvais coups. “Johnny ne voulait jamais aller se coucher”, se rappelle Patrick Balkany. Lorsque l’ivresse les force quand même à rentrer, rarement avant trois heures du matin, ils font souvent le même gag. Dans les hôtels, à l’époque, les clients peuvent mettre leurs chaussures devant leur porte pour les faire cirer. Mais dans tous les couloirs où les larrons passent, ils s’appliquent à changer les paires de porte, voire d’étage. Si bien que personne ne retrouve jamais son bien le lendemain. Ils flambent, jouent avec leur vie. “Johnny conduisait affreusement mal, j’ai cru plusieurs fois que j’allais mourir à cause de lui”, raconte encore Balkany, qui dit avoir depuis une peur panique en voiture. “Les petits oiseaux de nuit” La grand-mère de Patrick les surnomme, en yiddish, “les petits oiseaux de nuit”. Car les familles se fréquentent aussi. A l’issue de son service militaire, au début des années 1970, Balkany retourne travailler dans la boutique de prêt-à-porter de son père, qui a pignon sur la très chic rue du Faubourg-Saint-Honoré. Deux clientes y viennent régulièrement : Sylvie Vartan, l’épouse de Johnny Hallyday, et sa mère, d’origine hongroise, comme la famille Balkany. D’ailleurs, les conversations pendant les essayages se font dans les deux langues, natale et d’adoption. Johnny Hallyday, l’artiste chéri de la Ve République Isabelle Balkany, également, fréquente Johnny Hallyday de longue date. Elle l’a même rencontré avant de connaître Patrick. Le grand monde est petit. En 1968, après les événements du mois de mai, elle entre à la direction de la communication d’Europe 1. C’est bientôt la fin de l’émission phare “Salut les copains”, mais elle a le temps de copiner avec le couple Hallyday-Vartan, Carlos et bien d’autres, qui deviendront sa bande. Une bande présente à son mariage avec Patrick, célébré en grande pompe à la mairie de Neuilly au printemps 1976, quatre mois jour pour jour après leur premier dîner en tête-à-tête. “On ne voyait pas Johnny matin et soir, mais on a passé beaucoup, beaucoup de vacances ensemble”, se remémore Isabelle, qui a connu “toutes ses épouses”. Elle revoit Sylvie Vartan à l’occasion, mais pas Nathalie Baye, qui “avait fait le vide autour de lui”. Pendant des décennies, par souci de tranquillité, Hallyday emmène sa famille faire les renouvellements de passeports à la maire de Levallois. Le rituel est immuable : ils arrivent par une porte dérobée vers 19 heures, après la fermeture des bureaux, mais les employés communaux du service sont tous présents, évidemment volontaires pour aider la star dans ses démarches administratives. Avant ses tournées, les Balkany lui installent un chapiteau dans la ville pour répéter. Après ses concerts à Paris, ils vont dîner avec lui. Sous les tropiques Lorsque Patrick Balkany perd la mairie de Levallois en 1995, il part en exil doré sous les tropiques de Saint-Martin. Quelques mois plus tard, il y retrouve un certain Johnny Hallyday, qui s’offre une année sabbatique avec sa nouvelle épouse, Laeticia. Les deux couples font les 400 coups avec Carlos, mais aussi la star du “Bébête Show” Stéphane Collaro ou le producteur Jean-Luc Azoulay. Tout le monde y possède sa villa, sauf les Hallyday, qui logent sur un yacht somptueux. “Pour le coup, à cette période, on le voyait tous les jours”, poursuit Isabelle Balkany. Et comment était-il dans cette vie de tous les jours ? “C’était d’abord quelqu’un de tendre et de pudique. Mais il était aussi capable de piquer des coups de calgon. Ça dépendait beaucoup de son état physique…” Revenu aux affaires dès les élections municipales suivantes, en 2001, Patrick Balkany aime à raconter qu’à chacune de ses campagnes électorales Johnny lui dit : “Je veux t’aider, faire les marchés avec toi, tu vas voir, ça va être formidable.” Et qu’il lui répond invariablement : “Non, mon vieux, on ne mélange pas l’amitié et la politique !” En revanche, ils ne s’empêchent pas de tourner ensemble un épisode de “Commissaire Moulin” en 2005 : Patrick joue le… maire de Levallois, tandis que Johnny incarne un braqueur qui a du sang sur les mains. “On a fait partie de sa vraie vie” Ensemble, tout est possible. Comme de partager la tribune à un meeting de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle de 2007. Ou de s’enivrer, pas seulement de plaisir, le soir de sa victoire, au Fouquet’s. A chaque fête des époux les plus célèbres de Levallois, Johnny est là. Aux 60 ans de Patrick, à ceux d’Isabelle. Aux anniversaires de leurs deux enfants, Vanessa et Alexandre. Malgré les condamnations pour prise illégale d’intérêts et pour diffamation, malgré les mises en examen qui pleuvent sur le couple, les liens perdurent. “Il avait des espèces dans son peignoir” : les parties de cache-cash des Balkany Même quand il part vivre à Los Angeles, au tournant des années 2010, Johnny n’oublie pas son vieux copain. Chaque fois qu’il projette de revenir en France, il lui envoie un SMS ou un mail pour aller s’attabler de longues heures en sa compagnie. Balkany fourmille d’anecdotes de déjeuners et de dîners. Un soir, au Sébillon à Neuilly : “Je l’ai vu se lever pour aller insulter nos deux chauffeurs qui bouffaient à une autre table : ‘C’est bien la peine qu’on vous emmène là où il y a le meilleur gigot du monde pour que vous bouffiez deux steaks frites !’ Ça a fait rire toute la salle.” Un midi, dans un restaurant thaïlandais très chic : “Lorsqu’il est arrivé en marcel avec tous ses tatouages, j’ai cru que tout le monde allait s’étouffer dans son assiette !” La dernière fois que les deux amis de cinquante ans se sont vus, c’était à la fin du mois de juin, pour le concert des “Vieilles Canailles” à Bercy, ce trio réunissant les anciens combattants qu’étaient devenus Jacques Dutronc, Eddy Mitchell et Johnny Hallyday. “Je suis allé le voir en loge et je l’ai trouvé très, très fatigué, reprend tristement Patrick. Il allait vomir après chaque chanson et a fini épuisé.” Mais la scène n’a jamais été la facette de Johnny que les Balkany préféraient. “On n’a pas fait partie de sa vie d’artiste, conclut Isabelle, mais on a fait partie de sa vraie vie.”
L’Obs – Julien Martin